A l'occasion de la remise du premier Prix Emilie Gourd lors des 100 ans du journal, Judith Monfrini a interviewé les deux lauréates, Clothilde Faas et Marine Pasquier.
LE PRIX EMILIE GOURD
chronique féminista-voyageuse
Le fleuve des oiseaux peints
14-03-2013 C.M.
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- Écrit par C.M.
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J'habite un petit village en altitude. C'est l'hiver et, ces jours-ci, la neige se transforme en soupe.
Première étape du voyage, j'enfile mes bottes de caoutchouc fourrées, des traces de boue jusqu'aux genoux et les bras écartés pour ne pas glisser dans les flaques de glace. Notre petite Fiat Panda 4x4 est vert amande tacheté de rouille. La parfaite voiture de piste. J'ai rendez-vous six kilomètres plus bas avec le secrétaire de mairie, au sujet de mon nouveau passeport biométrique.
J'ai fait la demande il y a une semaine, fourni tous les justificatifs et les empreintes de huit doigts différents. La photo respectait des dimensions et des conditions d'éclairage très strictes: un teint de jaunisse, le front écrasé contre la vitre du photomaton et des yeux de poisson intoxiqué par la BP... j'ai l'air plutôt sympa. Mais rassurez-vous : c'est mon vrai visage, parfaitement bio-maîtrisé, dont les dimensions ne changeront pas d'ici ma mort, à moins d'un accident sérieux. Je sens monter un sentiment de honte nauséeuse. J'ai du mal à assumer d'avoir cédé au fichage mondialisé pour un simple voyage d'agrément, alors que d'autres refusent de donner leur ADN en garde-à-vue.
Et ce matin, je retourne à la mairie pour une bête histoire de papiers : notre propriétaire rédige ses quittances de loyer à la main, mais la préfecture veut une preuve de domiciliation «officielle», c'est-à-dire sortie de l'imprimante «ça fait plus sérieux». J'ai donc photocopié la facture d'électricité au nom de ma colocataire, ainsi que sa carte d'identité. Le secrétaire marque un temps d'arrêt :
- Mais cette dame, votre colocataire, elle est étrangère... (il fixe le document l'air soucieux).
- Oui... mais elle habite là depuis des années... ça pose un problème ?
- Non, non, aucun problème. C'est juste... (il sourit gentiment). Ne vous inquiétez pas : on n'a rien contre eux. Ce n'est même pas pour nous : à la mairie, on s'en fiche. Mais on est tenu de signaler à la police tout résident étranger sur la commune... Elle n'est jamais venue nous voir, cette dame ?
- J'en sais rien, moi. Qu'est-ce que ça change ?
- Rien de grave : je vais juste copier sa pièce d'identité pour la transmettre aux gendarmes. C'est une simple formalité, pour qu'ils sachent combien on en a.
Je bafouille, j'essaie de lui dire que si «à la mairie, ils s'en fichent», alors il n'a pas besoin de transmettre une copie aux gendarmes. Le secrétaire me regarde gentiment, il ne comprend pas. J'essaie de lui raconter que les logiques de fichages me mettent mal à l'aise. J'ai lu quelque part que la numérotation mise en place en France avant la Deuxième Guerre mondiale pour assurer le suivi des aides sociales avait été réutilisée sous le régime de Vichy pour «débusquer» les juifs à livrer aux Allemands. On ne sait jamais à quoi pourra servir un fichage... Il est étonné, il ne savait pas, c'est intéressant. Mais ça n'a aucun rapport avec son travail bien fait vite fait. La photocopieuse avale goulûment les papiers de mon amie. Ce voyage commence mal. Je suis encore à 200 kilomètres de l'aéroport et je me heurte déjà aux frontières. Pas uniquement celles que je vais traverser, mais aussi celles, intérieures, qui nous rappellent qui sont les étrangers.
Je vous dirai où je vais la prochaine fois.