L'INTERVIEW
chronique féminista-voyageuse
ÑANDÚ
Nous quittons la côte de l'Atlantique sud pour nous enfoncer à l'intérieur des terres et dans l'histoire du continent. Finies les plages touristiques arpentées par les Argentin-e-s et Brésilen-ne-s, villégiatures…
Transformations
Pour la première partie du voyage, nous remontons la côte atlantique, depuis le Sud (sur les bords du Rio de la Plata), jusqu'au Nord à Chuy, ville frontière avec le…
Le fleuve des oiseaux peints
Kilomètre après kilomètre, des éléments surgissent. Nous sommes en Uruguay depuis trois jours, je rencontre Carlotta à Montevideo. On parle du président du pays, José Mujica. Elle dit "Il n'est…
Cross the border
Je vous avais dit que la douane restait discrète ? J'aurais dû me douter que ça n'annonçait en rien l'abolition des frontières. Car bien sûr, au bout du "transit à…
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Chambre froide
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- Écrit par C.M.
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Sous l'air conditionné par 10.000 mètres d'altitude, il fait frais. Dans l'avion juste devant moi, un jeune homme panique. Ses mains tremblent légèrement, il croise et décroise les doigts, se lève, me demande de regarder sous mon siège, fouille ses poches, ses sacs, se lève encore. Il ne retrouve pas son passeport. Je le regarde avec ses yeux clairs affolés, ses cheveux blonds coupés propres et son bonnet en crochet. J'imagine qu'il apprend quelque chose sur le voyage, sueurs froides de voyageur riche... C'est moi qui projette, bien sûr : je le regarde avec sa petite chemise, ses jeans vintage, son ipad, sa tablette et ses mocassins et je l'imagine en vacances ou en stage pour les huit prochains mois, à Buenos-Aires.
Je l'imagine ainsi parce que depuis une dizaine d'heures, j'ai l'impression de ne pas voir beaucoup de gens ordinaires. Par "ordinaire", j'entends d'autres personnes que les businessmen ordinaires et les touristes ordinaires. J'entends celles qui n'ont pas l'habitude ni les moyens de se payer 2600 francs de survol de l'Atlantique, celles dont le passeport n'ouvre pas si facilement les barrières de douane.
Dans l'avion, la majorité a la peau claire, est tirée à quatre épingles, bien propre et l'air de savoir que faire et où aller. Moi qui prends si rarement l'avion, je m'étonne de mes propres préjugés, en me remémorant les femmes de ménage furtivement croisées à l'aéroport, les emballeurs de colis et les manutentionnaires de valises entre-aperçus derrière les portiques : visages fatigués, regards vagabonds, parfois souriants, parfois fuyants, chaussures usées et mains noircies, qui m'évoquaient bien plus le voyage que cette ambiance aspetisée et guindée nous poussant de couloirs en sas en escalators en tapis roulants.
En arpentant l'aéroport gigantesque de Madrid, mon sang tambourine sur mes tempes à la vitesse de mes visions, brèves et intenses, flashs de l'horreur annoncée sur le bocage nantais. J'ai entendu parler de la lutte qui grandit dans l'ouest de la France, contre un n-ième gigantissime aéroport, condamnant 30.000 hectares de terres maraîchères au prétexte que l'aéroport existant ne serait pas à la hauteur des ambitions du Premier Ministre en fonction.
Ici, tout est propre, personne ne traîne. Tout le monde a une destination et un passeport, même le jeune homme paniqué-applaudi par tout l'avion, lorsqu'il retrouve enfin le sien, caché dans la poche avant de sa propre sacoche. Bars, Lounges, parfums, maroquineries et alcools forts en duty free. La douane est invisible et le chemin est flêché, minuté : "Terminal 4, 19 minutos". Enfilades de piliers à perte de vue, repeints de couleurs vives pour réchauffer l'ambiance (c'est un peu raté). Souvenirs de Paysages manufacturés, un film documentaire époustouflant sur les paysages d'usines immenses, beauté triste et effrayante des dimensions industrielles.
Il faut marcher vite et alerte et sur le vrombissement des souffleries ne se superpose que le silence, stressé, concentré, pressé. Régulièrement, je me retourne et, chaque fois, mon sang refroidit un peu plus. Non, je n'ai pas peur d'être suivie, ce n'est pas ce genre de paranoïa. Mais je ne vois pas d'escalator dans le sens inverse et, partout, des sens interdits signifiant qu'on ne doit pas rebrousser chemin, que le flux est à sens unique. Sensation d'être enfermée sur ce parcours pré-programmé. Que se passerait-il si je voulais revenir sur mes pas ? Si j'avais oublié quelque chose à quelques étages de là ? Si je ne voulais plus faire ce voyage ? Sensation d'être dans une boîte, conservée en chambre froide... Est-ce déjà le voyage ou seulement l'attente avant le départ ? Sommes-nous dans le box en zone d'embarquement, ou bien déjà déplacées dans la boîte frigorifique d'un semi-remorque lancé à plein régime ? "Être en transit", signifie-t-il "voyager", ou être attente du voyage ?
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