L'INTERVIEW
chronique féminista-voyageuse
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Cross the border
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- Écrit par C.M.
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Je vous avais dit que la douane restait discrète ? J'aurais dû me douter que ça n'annonçait en rien l'abolition des frontières. Car bien sûr, au bout du "transit à sens unique", il n'y a d'autre choix que de s'y soumettre, intégralement. Aucune raison alors de nous imposer une ambiance de commissariat pendant tout le trajet. Autant nous mettre aussi à l'aise que possible et encourager notre capacité au consentement en nous imposant, l'air de rien, jus d'orange, pasta a la carbonara et sourires du personnel de bord en sens unique. Après 12 heures à ce régime où je n'ai rien à choisir hormis l'eau minérale pétillante plutôt que les vingt centilitres de vino rosso, mon libre arbitre est passablement émoussé.
Et tout d'un coup, nous sommes une foule immense. Jusqu'à présent, les virages des couloirs et des escalators nous avait étiré-e-s en longues files indiennes inconscientes d'elles-mêmes. Devant moi, un vaste hall et d'interminables serpentins de voyageurs qui font la queue devant une rangée de petites cabines alignées, comme les caisse-enregistreuses d'un supermarché. Au-dessus de nous, des écrans plats diffusent en boucle des images de personnes offrant leur visage et leur pouce à la caméra, des policiers contrôlant des automobilistes en apposant leur main sur un lecteur, des douaniers retrouvant le visage d'un jeune homme parmi les photos d'identité archivées en moins d'une minute et demie... c'est un spot du "Ministerio del Interior" sur "el nuevo pasaporte o DNI".
Je n'ai pas le choix : c'est mon tour de tendre mon passeport à la douanière et, comme aux centaines de personnes qui défilent devant elle, elle demande simplement que je me mette à bonne distance de la caméra, que je pose mon pouce bien à plat sur le lecteur. J'obtempère, j'ai peur de me faire refouler, peur irrationnelle mélangés de souvenirs enfouis. Je file doux. Juste derrière moi, ma mère présente son passeport, plus ancien que le mien, pas encore biomaîtrisé... Et la douanière opère sur elle la même opération : empreinte et photo. Je réalise lentement ce qui se passe : ce n'est pas un simple contrôle de la conformité de mes données biométriques avec celles de leur fichier: c'est un entreprise de fichage généralisé de toutes celles et ceux qui n'ont pas encore eu l'occasion de l'être. J'avais ces images sur des spots de pub en phase test à Dubaï et à Londres... bienvenu dans le monde réel.
A peine soulagée d'être passée sans plus de difficulté, je sens mon amertume monter. Sentiment de m'être faite flouée une seconde fois. Je pense à ce film de David Miller Seuls sont les indomptés. Kirk Douglas traverse seul les Etats-Unis, sur son cheval et sous son chapeau, au milieu des années 50, incapable de se plier aux clôtures qui lui barrent la route, que ce soit le barbelé d'une frontière ou le barreau d'une prison. Don Quichotte de son époque, sa dernière rencontre lui sera fatale : une voie rapide qu'il voudra crosser, comme all the borders of this nasty world, voie rapide qui projettera contre lui et son cheval une voiture lancée dans la nuit.
Je suis tellement triste de ce monde de frontières. Trop facile de se sentir indomptée quand le voyage n'est pas une question de survie. Trop facile d'écrire une chronique pour racheter ce malaise de ne pas avoir dit "non" aux douanières désarmantes de sourire et de routine. J'aurais pu refuser d'aller plus loin. C'est le prix que j'ai accepté de payer pour ce voyage. Laissez-moi le digérer avant que je vous raconte la suite.
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