L'INTERVIEW
chronique féminista-voyageuse
Savoirs enfouis
25-11-2013 C.M.
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- Écrit par C.M.
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« Avant, on était vraiment en sécurité. Mais ces dernières années, tout a changé ». Christina a peur des «égorgeurs». Elle roule des yeux, elle raconte en chuchotant : « Ce sont des bandits, des braqueurs, ils entrent chez toi la nuit pour te voler et ils n'hésitent pas à t'égorger, schlac !, comme ça, pour rien». Christina sait «d'où ça vient» : «Ce sont les pauvres d'ailleurs, ils viennent d'Argentine...». Ce soir pourtant, la nuit semble calme. On entend les cigales chanter dehors, nous sommes au nord de Canelones, en pleine campagne, à deux heures de la capitale uruguayenne. En nous faisant visiter sa maison, Christina raconte les enfants accros au crack dans les ruelles de la grande ville. «Hier, à Montevideo, ils ont tué un chauffeur de taxi, mais ne vous inquiétez pas : ici, nous sommes préparés, venez». Et dans chaque pièce, elle nous montre une nouvelle cache, d'où elle sort, là une carabine, ici un pistolet. Une arme à feu dans chaque pièce. Christina sait tirer.
Elle nous explique qu'avec ses voisins, ils ont mis en place des rondes. «Tu crois que nous sommes isolés au milieu des bois mais en fait, tout autour, il y a des maisons. On se connaît tous. S'il y a le moindre problème, on s'appelle et quand une des maisons est vide, on fait des tours pour s'assurer que tout va bien». Christina et son mari vivent là depuis vingt-cinq ans. Je lui demande s'il y a déjà eu des problèmes. «Deux fois je suis allée voir, mais c'étaient des fausses alertes».
Le mari de Christina rentre tard. Il a vu nos vélos dans le jardin derrière la maison. Il nous conseille de bien les attacher surtout. La propriété est clôturée, mais on ne sait jamais. Il nous livre, avec des airs de conspiration «Ici, on ne peut compter que sur soi-même».
Comment interpréter cette peur ? Souvenir de notre début de voyage, quelques semaines plus tôt, dans la banlieue de Montevideo. Quand nous parlions de «l'insécurité en Uruguay» avec Carlotta, elle évoquait également l'Argentine, mais il ne s'agissait pas des «pauvres de là-bas». Elle nous expliquait, excédée, que c'était la faute de la télévision argentine, qui alimentait les fantasmes sécuritaires de son petit voisin uruguayen. Y a-t-il réellement beaucoup de crimes ici ? Pas plus qu'ailleurs, soutenait-elle, sûrement moins qu'ailleurs... En réponse, son père Javier évoquait tout de même la crise, la difficulté à vivre, l'augmentation des braquages. Une fois, en 2002, un des ses voisins avait fait un hold-up sur la station-service, juste à côté. «Il était à bout, il avait fait ça à deux pas de chez lui et, bien sûr, on l'a reconnu, il s'est fait attraper, il a fait de la prison. Ici dans le quartier, tout le monde était désolé pour lui, désolé qu'il se soit fait prendre, désolé que le braquage n'ait pas réussi... Quand il est sorti, on a fait une grande fête.»
À Mélo, au nord du pays, José nous avait lui aussi tenu un autre discours : «dans une ville de 35'000 habitant-e-s, tout le monde se connaît. S'il y a des voleurs dans cette ville, ils ne sont pas plus d'une dizaine, alors ce n'est pas possible pour eux. Si tu voles, tu ne vas pas tenir longtemps comme ça.»
La nuit s'est finalement déroulée sans incident chez Christina. À la lumière du jour, elle nous explique qu'il ne faut pas s'inquiéter si tout le monde nous salue dans les environs : «Si on salue les inconnu-e-s, c'est parce qu'on a toujours peur que ce soit la cousine ou le frère d'une connaissance et qu'on nous reproche de ne pas l'avoir reconnu-e. Les gens sont tellement liés... Alors il faut bien dire bonjour à tout le monde, quoi». La peur semble tout à fait redescendue. Je repense à ces campagnes de chez moi, où des voisins qui n'ont vu les «délinquants des villes» qu'à la télévision, votent pour les idées de la droite la plus dure et fascisante, soutiennent des programmes racistes et anti-pauvres au nom d'ennemis intérieurs immatériels et fantasmagoriques...
Le mari de Christina est parti au champs dès l'aube. Par la fenêtre de la cuisine, nous apercevons la voisine sur sa mobylette. Elle lance un grand salut amical. Christina répond chaleureusement. Puis se retourne vers moi en roulant encore des yeux «Tu veux savoir le vrai fléau ici ? Il est à l'intérieur des maisons. Aucune ne te le dira facilement. Mais elles sont beaucoup à rêver de sortir de l'enfer». Demi-mots, sourires douloureux. La carabine dort sous son sommier de laine. Nous mettrons encore quelques jours avant d'aborder le thème des violences conjugales.