L'INTERVIEW
chronique féminista-voyageuse
Savoirs enfouis
25-11-2013 C.M.
Gabrielle sait faire plein de choses. Elle sait aussi jardiner et se lancer dans le monde à vélo. C'est ma mère. En parcourant les routes de l'Uruguay, nous avons elle...
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- Écrit par C.M.
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Gabrielle sait faire plein de choses. Elle sait aussi jardiner et se lancer dans le monde à vélo. C'est ma mère. En parcourant les routes de l'Uruguay, nous avons elle et moi cherché les potagers. Nous n'en n'avons pas trouvé beaucoup. Pourtant, nous avons vu défiler les petits terrains en pente douce autour des maisonnettes et des villas. Nous avons vu des pelouses et des bas-côtés tondus à la débroussailleuse, des prairies à perte de vue. Des terres qui nous ont semblé fertiles, sous un climat bienveillant. Mais pas de marchés ni d’étals isolés pour les producteurs locaux. Jusque dans les hameaux reculés et sur le bord des routes de dernière zone, des épiceries avec les mêmes légumes importés. «Vous ne jardinez pas ? – Non. Pas vraiment.»
C'est la fin du voyage, dans la banlieue de Montevideo. Surprise des dernières heures : Andrea et son mari ont la main verte. Lui est passionné de boutures, il y consacre de longues heures, les pots et les bocaux jonchent la petite terrasse ombragée, un mélange de plantes inconnues, de fleurs à peine écloses. Elle, plus pragmatique, plus planificatrice, fait des plans de tomates, de courges et d'herbes aromatiques pour partager avec ses voisines. Nous n'en croyons pas nos yeux : «Elles jardinent aussi ? – Pfff ! Personne ne jardine ici, sauf en temps de crise... c'est à ce moment-là qu'on réalise que les gens savent faire.» Andrea nous explique la crise bancaire de 2002 (rebond de a crise argentine de 2001). D'après elle, personne ne cultive de potager ici, ni dans les campagnes, ni dans le quartier. Ce n'est pas dans les habitudes. «Mais soudain, quand les gens ont vraiment commencé à manquer, tous ceux qui avaient un lopin de terre ont cultivé des légumes. Les techniques étaient là, transmises, acquises, en une seule saison.» L'année suivante, la situation économique s'était un peu stabilisée, beaucoup y avaient perdu, mais ce n'était plus la panique. Alors les jardins ont disparu comme ils étaient venus. «Maintenant, j'essaie de créer une dynamique dans le quartier, d'inviter les gens à continuer les jardins, à échanger les plans, les coups de mains et les petites techniques de chacune. Je trouve ça tellement important pour fortifier la dynamique communautaire ici... entretenir ce goût de l'entraide». Nous regardons de l'autre côté de la haie, une petite baraque vide, entourée d'herbes folles. Elle explique : "Avec la crise, ceux-là ont tout vendu pour partir en Espagne. Ils croyaient bien faire mais là-bas, ils ont pris la crise espagnole de plein fouet. C'était tellement dur en Europe qu'ils ont fini par rentrer... et cette fois, ils n'ont vraiment plus rien. Ils avaient vendu tous leurs biens pour partir, tu comprends.»
Jusqu'à la tombée du jour, Gabrielle et Andrea discutent de l'influence de la lune, du paillage et du broyat contre la sécheresse, des capucines contre la mouche du chou et des œillets entre les plans de tomate. Elles se parlent des légumes qu'elles ne connaissent pas et des savoirs enfouis que leurs vieilles voisines laissent perler goutte après goutte, avec tendresse et prudence à la fois. Je regrette de ne pas avoir pris quelques sachets de graines produites dans mon propre jardin, que j'aurais pu en échanger avec notre hôte.
En parcourant les routes de l'Uruguay, nous avons provoqué l’étonnement : «La mère et la fille ? 35 et 60 ans, toutes seules à vélo ? Deux mois ?». Souvent, l'admiration suscitée m'a un peu gênée... L'impression d'être renvoyée à mon lien supposé avec cette femme, ma mère : un lien viscéral, indiscutable et dense, à l'image de ce voyage fou. Une autre sorte de savoir enfoui, qui nous aurait tenues ensemble... Alors oui c'est sûr, une mère et une fille qui s'entendent bien et voyagent «seules et autonomes», c'est beau... Mais c'est aussi facile quand on a des papiers européens, les moyens financiers et le temps libre de se payer ce luxe. Un voyage «pour le plaisir et la curiosité».
Nous nous arrêtons dans un parc, ce sont nos derniers tours de pédale à Montevideo. Gabrielle me rappelle qu'en 1921, sa grand-mère et la mère de sa grand-mère (mon arrière-arrière-grand-mère et sa fille), toutes deux veuves de la guerre de 14, étaient parties en voyage pour six mois. Elles avaient dépensé l'héritage de leurs époux-soldats, petits notables de campagne, pour faire le tour de la Méditerranée en diligence... «Tu crois qu'elle se sont bien entendues ?». Nous rions un peu : ce n'était pas gagné entre nous non plus, dormir dans la même tente, choisir nos itinéraires, gérer le quotidien. Improviser sous la pluie et en terrain inconnu... Sentiment d'une familiarité : j'ai retrouvé les habitudes de mon enfance, étonnée de savoir si bien fonctionner avec elle... sans oublier quelques engueulades pour nous ré-approcher comme adultes. Et maintenant, est-ce que nous nous connaissons mieux ? Je n'en suis même pas sûre. Nous n'avons pas eu de grandes discussions pour nous expliquer nos vies, nous n'avons pas vécu de crise terrible, ni de désillusions l'une face à l'autre. Nous avons rencontré du monde, des histoires, des paysages. Promesses de s'envoyer des colis, de se revoir, de «parler de la situation d'ici» chez nous et de celle de là-bas, ici. Et entre Gabrielle et moi, cette bulle de quotidien partagé, cadeau précieux avec lequel nous rentrons, chacune vers nos vies, à quelques centaines de kilomètres l'une de l'autre et si loin de l'Uruguay.