updated 8:25 PM CEST, Apr 25, 2016

Recto-verso, injonctions contradictoires

Quand les représentations publicitaires envoient des injonctions contradictoires aux femmes, rien n’est dû au hasard. Et si c’était pour mieux garantir l’ordre symbolique et… économique ?

Schizophrénie publicitaire

A l’automne 2010, on pouvait voir ces deux affiches, très différentes, sur le même panneau d’un quai de gare genevois. D'un côté, une campagne de sensibilisation sur les droits des femmes, de l'autre une publicité pour la série télévisée française Maison close. Si leurs objectifs et leur message diffèrent, les outils pour leur communication restent  les mêmes.

Les mouvements féministes ont lutté de longue date contre l’instrumentalisation du corps des femmes, notamment véhiculée par la publicité. Il est en effet commun de voir exposés des corps dénudés, dans des positions lascives, juste pour faire vendre des produits de consommation. Les incitations à la maigreur ou l'imposition de normes en matière de beauté sont monnaie courante. Les slogans ou les mots utilisés, parfois simplifiés à l'extrême, peuvent aussi véhiculer des messages violents ou stigmatisants pour les femmes. Les hommes ne sont d’ailleurs plus épargnés par ce phénomène.

 

Une analyse critique des supports de communication est plus que jamais d’actualité. Pour Stella Jegher, cheffe de campagne chez Amnesty International (Section suisse),  «Il se joue aujourd'hui une véritable bataille pour attirer l’attention du public. Pour être présent, il faut être bold comme disent les anglophones [visible, ndlr]. Or, il y a des limites – de l’éthique, de la cohérence».

Tout sépare ces deux affiches : l'une a été réalisée par une organisation non gouvernementale mondialement reconnue dans le domaine des droits humains, l'autre par une chaîne de télévision française. L’objectif, tout comme le public visé, ne se ressemblent pas. Les deux ont néanmoins en commun un certain regard porté sur la gent féminine, empreint de fantasmes et de représentations liés au corps des femmes et à leur sexualité.  Comment réagir face à de tels messages, comment réconcilier ces espaces que tout semble opposer ?

Recto, la série télévisée Maison close, produite par Canal+. Invitation à entrer dans l’univers d’un bordel parisien à la fin du XIXème siècle, duquel trois héroïnes romanesques essaient de s’échapper.
Verso, la campagne d’Amnesty International. Presque impensable ici – Une réalité en Iran dénonce les violations des droits humains faites aux femmes en Iran, mises à mort pour un acte qui en Suisse pourrait passer relativement inaperçu, l’adultère.

Féminisme et marketing : bon ménage ?
Pour la plupart des consommatrices que nous sommes devenues, ces images ne traverseront que brièvement notre conscience. Pile, mon désir de travailler pour Amnesty va refaire surface ; face, je pesterai contre cette nouvelle formule d’objectification des femmes. Les deux pensées dureront plus ou moins longtemps selon l’espace mental que j’aurai à leur consacrer. Nous avons acquis une indifférence blasée tant aux malheurs des autres qu’à notre propre dépendance au marketing omniprésent.

Si la publicité impose des normes en matière de masculinité et de féminité, le «marketing militant» permet l’empathie et l’identification à des «victimes». Ce qui n’est pas sans soulever de questionnements. «Il est parfois très difficile de dénoncer des violations des droits humains sans tomber dans le piège du renforcement des préjugés. Cela ne doit pourtant pas nous empêcher de les dénoncer», estime Stella Jegher.

Solidarité ou essentialisme ?
Dans la campagne d'Amnesty International, la réalité en Iran est présentée en opposition par rapport à la situation suisse, tout de même nuancée. Ce qui pourrait laisser croire que toutes les femmes iraniennes vivent sous le joug d’un asservissement qui n’aurait pas d’équivalent en terre helvétique. Pas vraiment, selon Jean-François Staszak, professeur ordinaire au département de géographie de l’Université de Genève. «J’y ai vu un appel à la solidarité et le rappel que, si un certain nombre de questions sont réglées ici, elles ne le sont pas partout». Il souligne cependant le risque de «se focaliser sur le sort des femmes d’ailleurs, qui fait oublier ou considérer comme négligeables les problèmes qui se posent ici».

Cette opposition entre un «ici» et un «là-bas» sexualisé est également ce qui a frappé Fenneke Reysoo, chargée de cours à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève et coresponsable du Pôle Genre et Développement. Alors qu’elle condamne fermement la lapidation pour adultère, sa lecture du sous-titre amnestien se situe au niveau de la représentation bipolarisée. Selon elle,  on est en plein dans une vision quasi-orientaliste. Les femmes de là-bas seraient mises à mort par des sauvages, des barbares. Alors que nous, l’Occident blanc et privilégié, serions assez civilisés et débarrassés de sexisme à l’égard des femmes».

Pour Jean-François Staszak, «ce risque d'une stigmatisation ambivalente semble plutôt évité par cette publicité qui met au premier plan le sort fait aux femmes, au second plan le pays où cela a lieu. J'aurais été plus méfiant face à une publicité dénonçant le sort des femmes iraniennes en tant que telles. La fameuse affiche de l'UDC contre les minarets qui montre en premier plan une femme (autant qu'on sache) en burqa me semble bien plus manipulatrice en la matière. Elle suggère que l'oppression des femmes est le fait des autres, et nous invite à les rejeter - hommes et femmes compris». 

L’interdit érotisé
Le texte d’introduction à Maison close serait tout aussi ambigu. La série de Canal+ entrouvre les portes d’un univers où  les hommes rêvent d'entrer, les femmes se battent pour en sortir». L’interdit érotisé, auparavant caché et honteux, est aujourd’hui placardé aux yeux du public. A noter que la série a été conçue, réalisée, et en majeure partie scénarisée par des hommes .

En soulignant la capacité d’agir, même limitée, de ces courtisanes de luxe, la série évite le stigmate de «putain». Le pouvoir de la matrone, lesbienne, brise également certains tabous. De manière répétée, ces femmes sont néanmoins présentées comme des victimes sous un regard qui frise le voyeurisme. La violence se pare d’un emballage glamour. N’est-ce là qu’un prétexte pour faire grimper l’audimat ?

Le scénario, tout comme la publicité, reproduisent certains fantasmes de domination masculine : les «portes ouvertes» sont celles des femmes, leur corps ouvert sous l’égide du contrôle patriarcal – la maison close. «La série est complaisante et dépolitisée», abonde Jean-François Staszak. «Sous couvert d'une dénonciation assez molle de la prostitution, la série reproduit des stéréotypes en évoquant un prétendu âge d'or des maisons closes destinées à des bourgeois raffinés. On est loin de la réalité de ce qu'était le sordide quotidien de la plupart des travailleuses du sexe à la fin du XIXe siècle».

Ces autres qui nous définissent

Ces deux publicités opèrent une même mise en abîme dans l’altérité. Face à l’autre, relève Fenneke Reysoo, les femmes «se constituent en sujets heureux, non discriminés. Elles ont besoin de passer par l’autre opprimé pour se sentir heureuses elles-mêmes». Au final, nous serions plus libres que les femmes ne le sont dans d’autres pays, qu’elles ne l’étaient à d’autres époques. Ou comment tuer dans l’œuf toute revendication féministe… Par ce biais, l’ordre symbolique n’est pas remis en cause, et nous sommes rassuré-e-s de vivre dans notre beau pays. Dans ces conditions, l’essentiel est sauf, la paix sociale est préservée et nous pouvons continuer à faire ce qu’on fait depuis des lustres : consommer. Sauf que face à ces campagnes de publicité, chacun-e doit déclencher son alarme et dégainer son arsenal critique pour réagir au lieu de subir.

Briana Berg
Irina Inostroza

Photos: Alain Bergala