Le musée fait le trottoir
- Écrit par Hellen Williams
Le Musée National d’Art de Catalogne (MNAC) présente jusqu’au 25 mai “Jo Faig El Carrer (Je fais le trottoir), Fotografies 1957- 2010”, soit plus de 500 clichés clandestins dans lesquels Joan Colom, prix National de Photographie, sur-expose les prostitué-e-s de Barcelone. Cette exposition répond à un souhait du photographe de 92 ans, décrit par le musée comme le meilleur photo-reporter espagnol de tous les temps, admiré pour sa liberté totale dans l’utilisation de l'appareil-photo. D’avis de transféministe, «Jo Faig el Carrer» révèle surtout la liberté totale avec laquelle une soi-disant élite artistique, principalement blanche et mâle, perpétue sans capote des clichés inadmissibles.
A l’origine du travail de Colom, le coup de foudre d’un comptable trentenaire, passionné de photographie, pour le Raval, ex Barrio Chino, et l’envie de décrire ce quartier chaud bouillant «avec une fidélité respectueuse». Si Joan Colom a bien été fidèle, au quartier, le respect, lui, s’est vite taillé, et pas une pipe.
En effet, les images de cette exposition sont prises à l’insu des sujets, privés de tout libre-arbitre. Elles seront ainsi publiées, toujours sans l’accord de leur protagonistes, une première fois en 1962 dans le magazine AFAL, puis en 1964 dans le livre de Camilo José Cela Izas, Rabizas y Colipoterras (Catins, ribaudes et racoleuses). A une époque où la liberté sexuelle conduisait en prison, et où la prostitution achevait des femmes déjà sauvagement mises à nu par la répression franquiste, cette démarche pose problème. Le fait qu’elle ne soit pas clairement remise en question par le musée aujourd’hui, aussi. En 1962, comme en 2013, c’est la preuve du mépris et du sentiment d’impunité de la classe au pouvoir. Une femme pourtant s'est opposée à l'époque au photographe et à sa façon de faire. Elle s'est reconnue dans le livre de Cela et a menacé Colom d'un procès, ce qui mit entre parenthèses la carrière du photographe durant presque trente ans.
Mais les clichés ont la vie dure, et Colom retourne dans le Raval dès les années 90, offrant cette fois des images en couleur, crues comme le néon. Elles composent la partie inédite de l’exposition. Les temps ont changé, la drogue et le sida injectent leurs stigmates dans une Barcelone post-olympique. Le contraste avec les années soixante est brutal, et c’est aussi là que cette exposition génère un profond malaise. A côté des images récentes, et en l’absence d’une contextualisation efficace, les bas-fonds franquistes auraient presque un côté bonhomme, avec leurs prostituées riantes et pitorresques Ou comment alzheimeriser la mémoire historique…
«Jo Faig el Carrer» a pourtant une valeur documentaire, qui ne réside pas dans la prétendue vérité que sa clandestinité voudrait nous faire avaler, mais dans ce qu’elle raconte de l’occupation de l’espace public par les femmes et les minorités : en 1957, nous étions putes par le seul fait de «traîner» dans les rues. Aujourd’hui, nous pouvons traîner partout puisque nous ne sommes putes "que" dès que notre apparence ou notre vie sexuelle ébranlent l’autorité en place !
En 1957, Joan Colom manquait d’outils pour comprendre le mal-fondé de son objectif. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et tout musée qui se pose en référence culturelle devrait revoir son cadrage, et surtout promouvoir l’événement avec respect, sans réduire la prostituée à un corps sans tête, et la prostitution à une croupe offerte et anonyme. En glorifiant ces prises de vues sans en relever ni le sexisme ni le classisme, le MNAC et d’autres musées avant lui en sont complices. En les reproduisant à l’infini sur ses prospectus, sur Internet ou sur les petits carnets vendus à la boutique, le musée s’affiche maquereau.
Un espoir cependant, lundi 17 mars (soit trois mois après le début de l’exposition...) le musée propose une table ronde autour de Joan Colom et son temps, avec, entre autres, l’excellente Beatriz Preciado. Un regard vraiment libre qui devrait redonner une à ces photographies, une lecture au-dessus de la ceinture.
Photo : Joan Colom en pleine action, photographié par son ami Ignasi Marroyo.