La rumeur, arme de guerre
- Écrit par Nathalie Brochard
Les réseaux sociaux constituent de nouveaux territoires de lutte où s'affrontent sexistes et féministes. Les militant-e-s de tous bords ont très bien compris les effets démultiplicateurs qu'ils pouvaient tirer de ces nouvelles tribunes qu'offrent les plateformes du web. Pour les féministes, de nouvelles stratégies voient le jour, synonymes de visibilité et d'efficacité. Qu'elles soit hackeuses ou hoaxbusters, elles se livrent à une guerre sans merci derrière leurs ordinateurs et traquent les pires extrémistes de la planète. Des héroïnes en somme, mais plus nombreuses qu'on ne pense.
Si je vous di Lisbeth Salander, vous pensez piercings, tatouages, Stockholm et Millénium. Juste, mais rappelez-vous son talent devant un écran: Lisbeth est une black hat, une hackeuse qui entre par effraction dans les systèmes et réseaux informatiques. Même si ce n'est qu'un personnage de roman, Lisbeth Salander nous avait bluffé-e-s par ses prouesses informatiques. Pourtant une femme, de chair et d'os celle-là, lui avait en quelque sorte mis la puce à l'oreille et ce, dès le XIXe siècle : Ada Lovelace, qui a trouvé le premier algorithme pour machine, ce qui en fait la première programmeuse au monde. Mais ça c'était avant. Aujourd'hui, il existe une flopée de développeuses et certaines activistes utilisent leurs compétences pour lutter contre les discours sexistes, racistes ou homophobes qui circulent sur la Toile.
Parce qu'Internet constitue en effet un espace d'expression où certain-e-s considèrent que tout y est permis. Une aubaine pour les extrémistes qui, sans ce support, verraient leur message voué à rester confiné dans des cercles confidentiels. Aujourd'hui, ils parlent au monde entier et ne s'en privent pas. C'est le cas des groupuscules d'extrême droite ou de la Manif pour tous. Face à eux, la résistance s'organise et les féministes ne sont pas en reste. Les coups volent bas et la rumeur devient arme de guerre. Sur la toile, l'intox peut devenir info tant les médias classiques prennent pour argent comptant tout ce qui y circule. On se souvient la photo de la fameuse conférence de presse en Iran où les femmes journalistes étaient obligées de s'asseoir par terre, diffusée sur Twitter et abondamment reprise dans la presse avec les commentaires islamophobes qui allaient avec. Les sites d'extrême droite en ont fait leur gorge chaude. Sauf que des hoaxkillers (tueurs de rumeurs) ont trouvé des plans plus larges de la même conférence de presse où l'on voit clairement que d'autres femmes sont assises sur des chaises et que l'endroit étant bondé, les retardataires ont dû s'asseoir par terre, comme ça arrive ailleurs en pareille occasion.
Le 31 janvier dernier, un courageux anonyme du forum 4chan lance le mouvement pro-règles avec l'intention de s'attaquer aux féministes. Il l'appelle "operation #freebleeding" et reprend une idée née en 2004 sur le blog myvag.net : "Créons un truc énorme. Un truc de ouf. Portons un coup aux féministes à un endroit où ça fait mal. Ça va sûrement rendre folles ces féministes poilues de merde, parce que c’est sale et dégoutant, mais ce sera "leurs droits" et pas une oppression masculine." Le slogan : mon vagin m'appartient, mon sang est sacré. Il crée ensuite de faux profils Facebook et Twitter contenant le hashtag ≠freedbleeding incitant à lutter contre "l’oppression masculine derrière les produits d’hygiène corporels pour femmes" ou contre le tampon, un "instrument de viol inventé par les hommes". Plus le hoax est gros plus ça marche, puisque la rumeur est reprise le plus sérieusement du monde par des blogs (dont le très suivi Women digest) puis par des journaux. Entre temps des hoaxkillers féministes ont dévoilé l'intox mais la rumeur poursuit son chemin. Une de ces expertes de la traque nous explique pourquoi : "C'est difficile d'arrêter le bruit qui court. Il faut pouvoir débunker (dévoiler ndlr) le hoax le plus tôt possible, sinon il se diffuse de manière exponentielle et c'est dur de rattraper après". Selon elle, "certains laissent des signatures. On peut les reconnaître" et ainsi noyer dans l'oeuf l'hoax encore neuf. Le créateur du ≠freedbleeding était à l'origine du tumblr bikinibridge qui visait déjà les féministes. Il a vite été identifié.
La hoaxkilleuse précise que "nous aussi on fréquente 4chan et on croise les mêmes personnes que ces gars sur les réseaux". Pas si anonyme alors ? "Pas vraiment", selon elle, "surtout ils pensent que les filles, a fortiori les féministes, savent à peine ouvrir un ordinateur, alors qu'en fait, nous on peut aller dans leur ordinateur si on veut". Elle affirme que ce n'est pas si compliqué et que chaque citoyen-ne un peu curieux-ieuse est susceptible de se transformer en geek vengeur. Certes. Elle tempère ses propos en disant qu'au minimum, il peut pratiquer le baronnage : "Que font les adeptes de la Manif pour tous sur Amazon ? Du baronnage au sujet des livres à censurer du type Tous à poil! Ils postent les pires commentaires et notent au plus bas les livres. C'est systématique et ils floodent (innondent, ndlr). On n'a pas besoin de savoir coder pour se battre sur ce front, tout le monde peut le faire".
Si la mission des chasseuses de hoax consiste à rester vigilant-e-s, n'ont-elles jamais la tentation de passer elles aussi à l'attaque ? "C'est vrai qu'on est plus dans la défense, mais on peut s'amuser nous aussi à lancer des fakes (fausses infos, ndlr)" et de citer l'exemple ougandais : le site web Abril Uno révélait le coming out de la fille du président ougandais, deux jours après la promulgation des lois homophobes. Plusieurs médias ont repris l'info, mais étant donné le site américain, comme son nom le suggère, est spécialiste du faux, la presse a vite compris la supercherie.
Pour Carrie Rentschler, directrice de l'institut Genre, sexualité et féminisme de l'Université Mc Gil au Canada, "c'est une incroyable activité qui, ces dernières années, s'est peu à peu déployée sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, des féministes de plusieurs horizons ont recours à ces plateformes pour prendre position, communiquer entre elles, s'échanger des informations et organiser des rassemblements". Et les sociologues notent que les stratégies féministes s'adaptent à cette nouvelle donne. L'essentiel des luttes tend désormais à se faire sur les réseaux, les manifestations dans la rue n'étant que la pointe immergée de l'iceberg. Les féministes de la génération Y (celle des digital natives) se sont approprié-e-s ces nouveaux modes de communication et en ont saisi le pouvoir mobilisateur, entraînant leurs aîné-e-s dans leur sillage. Le féminisme viral a de beaux jours devant lui et semble terriblement efficace. Contrairement à ce que dit la presse généraliste annonçant régulièrement la mort du féminisme, la relève est assurée.