updated 8:25 PM CEST, Apr 25, 2016

La croissance est une croyance!

 

En cette période préélectorale se succèdent des déclarations rassurantes prophétisant le retour de la croissance. Or nous, qui vivons au quotidien le détricotage de nos droits sociaux et économiques dû aux plans d’austérité sévissant partout en Europe, nous ne sommes pas dupes… D’autant plus que nos constats des dégâts de la "croissance à tout prix" sont bien plus explicites que n’importe quelle déclaration d’expert. Et puis, de quel progrès nous parle-t-on, et à quelles conditions pour les femmes ? Une rencontre avec la sociologue française Dominique Méda autour de son dernier ouvrage, "La mystique de la croissance", nous offre matière à réflexion pour revendiquer un changement de cap.


La violence de la crise économique a fait passer sous silence les dégâts environnementaux et sociaux provoqués par une poignée, mais ô combien puissante, d’institutions politiques et financières qui ont fait de la croissance à tout prix une religion. Et même si "l’on prend conscience que les rythmes de la croissance mondiale que nous connaissons depuis cinquante ans sont incompatibles avec la prise en compte de notre environnement", dénonce Dominique Méda, "un grand nombre d’économistes et hommes d’affaires ne jurent encore que par la croissance en affirmant paradoxalement que plus nous aurons de la croissance, plus nous pourrons consacrer des moyens à lutter contre les dégâts qu’elle entraîne".

Deux nouveaux indicateurs
Face à cette situation intenable pour l’humain et pour l’environnement, la sociologue nous rappelle l’urgence de changer de perspective et d’indicateurs pour calculer la qualité de la vie. En premier lieu, elle conseille d’arrêter de s’appuyer sur le PIB (Produit Intérieur Brut), incapable de mesurer la qualité des objets produits et encore moins la justice des conditions de travail de celles et ceux qui les produisent. "Il faut pouvoir suivre les évolutions des réalités qui comptent pour l’inscription de nos sociétés dans la durée, c'est-à-dire le patrimoine naturel et la cohésion sociale car, finalement, de quoi a besoin une société pour subsister ? De ne pas détruire le morceau de planète sur lequel elle est installée et de rester bien liée. C’est pour cette raison que ces deux indicateurs seraient déjà très utiles, rappelle Dominique Méda : l’un qui permettrait de suivre les transformations apportées au patrimoine naturel – émissions de gaz à effet de serre et pollutions de toute nature – et l’autre, un indicateur de santé sociale permettant de rendre compte des inégalités d’accès aux revenus, à l’emploi, aux conditions de travail, au logement."
Cet état d’urgence écologique et sociale, qui n’est pas nouveau, nous permet d’interroger le modèle politique dominant, la concentration du capital dans les mains d’une minorité, l'emprisonnement dans une épuisante poursuite de la croissance économique. "On peut mettre la résolution de la crise écologique au service d’une sortie par le haut de la situation dans laquelle se trouvent nos sociétés, caractérisées notamment par une très grave crise de l’emploi et un fort malaise au travail. Prendre la crise écologique au sérieux suppose d’engager une véritable reconversion écologique, de développer certains secteurs d’activité et d’en faire diminuer d’autres, sans doute aussi de désintensifier le travail – de travailler autrement – et de répartir l’emploi sur un plus grand nombre de personnes."

Travailler moins et travailler tou-te-s
Le thème de la réduction des temps de travail apparaît central dans ce changement d'attitude, en dépit de la tourmente que les 35 heures ont provoquée en France. "Je pense que nous devons tirer un bilan serein de la réduction du temps de travail. Cette réforme a entraîné des changements positifs dans beaucoup de domaines et les défauts dont on la pare souvent – comme le fait qu’elle aurait dégradé la valeur travail… – sont une production idéologique. Certes, elle avait des limites, mais il faut remettre cette question de la répartition du volume de travail sur la table. Comment substituer au partage actuel, arbitraire, sauvage, un partage raisonné, civilisé ?" Comment y arriver, alors que nous sommes captifs d’une économie globalisée, que quelques-uns conditionnent le choix du plus grand nombre, que trop de femmes restent encore aux marges de l’emploi… et que les politiques d’austérité patriarcales auxquelles les Européen-ne-s sont confrontés renforcent ces mécanismes ?

Pour Dominique Méda, les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer afin de corriger les mécanismes de répartition des biens et des ressources qui sont encore aujourd’hui à l’origine de beaucoup d’inégalités. "Il y a des exemples pratiques très puissants, je pense par exemple aux Villes en transition, un projet né en Grande-Bretagne en 2006 : les populations locales sont invitées à créer un avenir meilleur et moins vulnérable devant les crises écologiques, énergétiques et économiques qui les menacent afin de reconstruire une économie locale vigoureuse, solidaire et soutenable. Ces expériences montrent que d’autres solutions sont possibles pour éviter la casse sociale et environnementale et arrivent à conditionner l’octroi d’aides publiques à l’atteinte d’objectifs écologiques et sociaux. Même au niveau européen, il faut bien que des États puissent faire entendre qu’il existe une autre voie que celle de la réduction des protections sociales et de la flexibilité, de la modération salariale et de la compétition. Il faut rappeler que si on veut une Europe forte, alors il faut des travailleurs et des travailleuses bien qualifiés et bien payés."

Impliquer les milieux populaires et les femmes
Quelle est la place des milieux populaires dans un combat qui est vu encore trop souvent comme une lutte de "bobos" ? Et comment éviter que ce changement de perspective ne devienne un nouveau piège pour ces femmes ? En effet, on sait que le temps libéré du travail productif ne mène pas forcément à un partage équitable des tâches domestiques et des soins aux enfants, encore et toujours "naturellement" dévolus aux femmes1. Pour Dominique Méda, on est d’abord clairement face à un enjeu qui concerne tout le monde : "Les milieux populaires sont les premiers à savoir que leurs conditions de vie sont dégradées. Les plus pauvres, au Sud et au Nord, supportent les plus grosses pressions sur leurs conditions de vie. Quant aux femmes, je pense qu’elles ont tout à gagner d’un partage du travail qui s’organise autour d’une norme de temps de travail plus courte qu’à l’heure actuelle, mais plus longue que les actuels temps travaillés de beaucoup d’entre elles… Je pense par exemple aux temps partiels, trop souvent imposés à des femmes qui n’ont pas d’autre choix." L'enjeu : récupérer "un mieux-vivre"  qui profite réellement à toutes les femmes, quel que soit leur positionnement sur l'échelle socio-économique. Affaire à suivre !

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1 À ce propos, Dominique Méda reconnaît que malgré une amélioration de la qualité de vie des femmes ayant vécu une RTT [réduction du temps de travail, ndlr] d’au moins un an, les situations varient en fonction de la qualification, du revenu des femmes et de la présence d’enfants en bas âge. Parmi ces femmes, "93 % déclarent continuer à prendre en charge la plus grande partie de la lessive, 86 % la plus grande part du repassage, environ 75 % la plus grande part de la préparation des repas, du ménage et du rangement de la maison, 73 % la plus grande part des courses alimentaires"… Voir Dominique Méda et Renaud Orain, "Transformation du travail et du hors travail : le jugement des salariés sur la réduction du temps de travail", dans Travail et Emploi, n° 90, avril 2002, p. 30.

Photo Philippe Matsas © Flammarion

Cet article a été publié à l'origine dans le mensuel féministe belge axelle d'avril 2014. Plus d'infos sur le site http://www.axellemag.be/fr/