La prostitution folklo du Musée d'Orsay
- Écrit par Hellen Williams
Le Musée d’Orsay à Paris présente jusqu’au 17 janvier 2016 l’exposition «Splendeurs et misères : Images de la prostitution, 1850-1910». Censée être une première, «Splendeurs…» promet dans les textes qui accompagnent tant sur le communiqué de presse, le site internet ou les panneaux de salles, «l’atmosphère fiévreuse du bordel», des salles réservées aux spectateurs-trices averti-e-s, du cabaret et un café polisson. Une expo pour s’encanailler donc, mais où les filles de joie sont reléguées au rang d’objet de spectacle et de consommation, affublées d’une «ivresse mélancolique» ou d’un machiavélisme cupide.
Les écrits, destinés à contextualiser les images et guider le public dans son approche des œuvres, esquivent pourtant gaillardement la question de la prostitution masculine, et celle de la présence de femmes non-prostituées dans les espaces publics à l’époque concernée. «Splendeurs… » s’alanguit en paroles sur les nouveaux lieux de socialisation de la modernité, dépeints uniquement comme des lupanars en puissance plutôt que comme ce qu’ils étaient aussi : des sites d’émancipation féminine. Pourquoi n'est-il pas fait mention, par exemple, que c’est dans une salle des Folies-Bergère à Marseille, en 1879, que la pionnière féministe Hubertine Auclert défendit pour la première fois devant le III Congrès ouvrier «l’égalité civile, politique, économique et sociale des hommes et des femmes» ?
Et si Toulouse-Lautrec, Manet et compagnie n’avaient représenté des «filles» que pour mieux invisibiliser les femmes «honnêtes» prêtes elles aussi à s’approprier la ville, jusque-là terrain de jeu exclusivement masculin ? Est-ce un hasard si les femmes dans l’opéra sont des sœurs ou des amies lorsque les impressionnistes Mary Cassatt et Berthe Morisod les représentent sur la toile, alors qu’elles sont toutes à vendre chez Degas ? Pourquoi l’exposition ne propose-t-elle pas, pour contraster le pinceau masculiniste, une vision de l’époque dessinée par des femmes?
Des interrogations sans doute peu bandantes pour le Musée d’Orsay qui préfère insister lourdement sur l’équation espaces publics = femmes publiques, et ne mentionner qu’en passant le «poids de la condition féminine» (sic) comme si le fardeau était inhérent au sexe féminin, plutôt qu’à un système patriarcal. Donnant ainsi une lecture incomplète et sexiste des œuvres présentées, privilégiant le regard dominateur du mâle blanc hétérosexuel. Les conservatrices et autres commissaires de l’exposition n’ont-elles rien trouvé à redire ?
Pour l’historienne d’art Griselda Pollock, il serait temps de voir les femmes de la fin du XIXème siècle comme des symboles de modernité, plutôt que comme des victimes ou des conséquences malheureuses de cette modernité. Son analyse de l’Olympia de Manet, ouvrage phare de la période et du thème abordés par «Splendeurs…», dénonce d’ailleurs la «prostitutionnalisation» de l’autre sujet du tableau, la «servante» qui, par un raccourci interprétatif associant exotisme, servitude et sexualité, transforme une Parisienne travailleuse, intégrée dans la ville, en «attribut exotique d’une sexualité vénale».
Mais le vrai problème de «Splendeurs et Misères», c’est ce que Michel Grojnowski professeur émérite à Paris VII, et Mireille Dottin-Orsini, professeur de littérature comparée à l'Université du Mirail, appellent, dans leur article La Prostitution dans la Presse Parisienne à la fin du XIXe siècle, la «folklorisation» d’une prostitution «donnée à percevoir» «au travers du filtre de l’art». La prostitution n’est pas qu’images crues et chansons paillardes, elle est une transaction marchande parfois consensuelle, souvent inégalitaire. La «folklorisation» de cette transaction, par le biais d’expositions comme celle-ci, ou de films comme L’Apollonide de Bertrand Bonnello, présenté en complément, la trivialisent. Elle transforme une réalité qui pourrait être inconfortable pour le spectateur en fiction culturelle visant à stimuler sa(ses) bourse(s).
Après «Masculin/Masculin. L’homme nu de 1800 à nos jours», et «Sade. Attaquer le soleil», le Musée d’Orsay confirme avec «Splendeurs et Misères» son attachement aux sujets qui titillent, «susceptibles de heurter les sensibilités». Ce qui heurte la sensibilité, pourtant, et insulte l’intelligence du public, ce ne sont pas les représentations artistiques des sexualités de tous poils, mais bien cette façon éhontée de nous carrer profond des stéréotypes éculés. Espérons que les colloques et tables rondes accompagnant l’exposition sauront faire sauter les baleines de ces poncifs qui nous corsettent encore un siècle plus tard.
Image, Edouard Manet, Olympia, huile sur toile, 130,5x190, 1863. Musée d'Orsay, Paris.