Sarah Kiani, l'histoire en mouvement
- Écrit par Nathalie Brochard
Sarah Kiani, une jeune historienne, a réalisé un film sur trois femmes qui racontent leur engagement dans les luttes féministes de mai 68. A partir d'images d'archives et de leurs témoignages, Sarah Kiani questionne l'activisme social et politique mais aussi la mémoire biographique. Son film sera projeté à Saint-Gervais le 28 septembre prochain et sera suivi d'une table ronde. Interview.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ces trois femmes précisément?
Je trouve qu'elles représentent des féminismes différents, tout en étant proches sur de nombreux aspects. Ca a aussi été assez instinctif, dans le sens où je les ai rencontrées, elles m'ont plu à leur manière et nous nous sommes lancées sans trop réfléchir. Je ne voulais surtout pas avoir des portraits de "stars" du féminisme, connues de toutes. Je trouvais que ces parcours, relativement anonymes, avaient de l'intérêt à être mis en lumière, pour leur normalité et leur singularité.
Quel écho, la période de mai 68, a-t-il chez vous?
J'ai étudié le mouvement de 1968 à l'Université, à l'occasion d'un séminaire qui n'avait rien de féministe. Cette période m'a fascinée et me fascine toujours, par le formidable espoir, la formidable libération qu'elle propose. J'ai par contre vite été dérangée par l'absence des femmes dans les discours sur 1968. C'est presque comme si elles n'existaient pas. Je dirais que c'est ce qui m'a amenée à m'intéresser à l'histoire du mouvement des femmes en Suisse.
Y a-t-il, selon vous, une fascination des jeunes féministes pour ce moment précis?
Je pense que c'est le cas, d'une certaine façon. De notre regard aujourd'hui, on perçoit la jubilation des féministes d'alors, leur envie de casser les barrières et la force subversive de leurs actions dans une société extrêmement conservatrice. On peut trouver que le féminisme aujourd'hui n'est plus aussi dynamique, aussi frondeur. Je pense qu'il ne faut pas tomber dans une vision nostalgique et mythifiée d'un âge d'or du féminisme, par contre il ne faut pas non plus oublier les luttes des années 1970 et encore plus en Suisse : j'ai rencontré beaucoup de femmes qui m'ont demandé si le féminisme des années 1970 avait réellement existé dans notre pays.
Votre titre suggère-t-il que les féministes historiques ont atteint le nirvana et que le combat est terminé?
Cette question me fait sourire : évidemment non. Que les trajectoires personnelles de ces femmes précisément les aient amenées au Nirvana, c'est à elles de le dire, cela est bien loin de signifier que le féminisme est lui aussi au Nirvana et que c'est terminé. Le titre fait référence à des trajectoires personnelles qui n'ont rien à voir avec l'importance de continuer la lutte, importance qui pour moi est une évidence.
Leur regard sur ce passé libre et contestataire n’est pas nostalgique. Sont-elles passées à tout autre chose d’après vous?
Oui et non. Oui, parce que je pense que ces femmes prennent les choses comme elles viennent, elles ont en commun de ne pas regretter : elles sont satisfaites de leurs vies. Non, parce qu'elles continuent leurs combats d'une manière ou d'une autre : que ce soit dans leur recherche personnelle, dans l'Eglise, ou dans le bureau de l'égalité de l'UNIL (ce qui n'est pas dit dans le film).
Qu’avez-vous retenu de vos échanges?
L'énorme générosité et l'ouverture des féministes de cette époque. Leur envie de raconter, leur curiosité et leur intelligence. Et surtout, que le féminisme, la révolte, permettent de ne jamais s'endormir dans une vie toute tracée et de bousculer les certitudes.
Est-ce une façon de puiser de la force pour les luttes d’aujourd’hui?
Je ne sais pas si ce film fait cet effet, car il ne met pas réellement en perspective "le féminisme d'avant-le féminisme d'aujourd'hui". Mais personnellement, je trouve l'histoire du féminisme des années 1970 très belle et très poétique. Si la poétique passe dans le film, peut-être qu'elle peut devenir une force de lutte.
Avec votre film, avez-vous le sentiment d’écrire l’histoire (des femmes)?
Je n'aurais pas une telle prétention. Je ne suis pas une Carole Roussopoulos qui était dans l'action, avec sa caméra, comme une arme de lutte. Je pense que ce sont ces femmes elles-mêmes qui, en s'exprimant, permettent d'écrire l'histoire. Même si, dans un processus de film, les choses se compliquent par mes choix personnels, de tournage et bien sûr de montage...
Aujourd’hui, les deux modèles pourraient être Judith Butler/Lady Gaga, ou bien?
Hum. Tant que ce n'est pas Marine Le Pen.
Y aura-t-il une suite?
J'aimerais bien travailler sur le mouvement homosexuel et surtout sur les lesbiennes. Alors, si il y a des sponsors, je suis preneuse.
"Entre Simone et Brigitte. De la Révolte à la Spiritualité" réalisé par Sarah Kiani. Avec la collaboration et la participation de l'unité de sociologie visuelle de l'Université de Genève et de Memoriav, association pour la sauvegarde du patrimoine visuel.
Date: 28 septembre
Horaire: 14h
Table ronde de 15h30 à 18h avec la participation de Roland Cosandey, historien du cinéma et professeur à l'ECAL, de Kristina Schulz, historienne, Morena La Barba, historienne, sociologue et cinéaste, Marie-Josèphe Lachat, protagoniste du film et la réalisatrice.
Entrée libre