Susan Mogul à Genève
- Écrit par REDACTION
L'artiste féministe new-yorkaise sera à la HEAD le 6 novembre prochain. Invitée par l'Université de Genève à débattre dans le cadre d'un 12-14 de l'égalité, la vidéaste animera également un workshop avec les étudiant-e-s en cinéma du réel. Son travail a pour point de départ sa propre perspective autobiographique. Ses œuvres qui révèlent les détails sexistes de la vie intime ou quotidienne sont résolument subversives.
Une rétrospective quasi intégrale de ses travaux lui avait été consacrée en avril 2009 au festival Visions du Réel et Briana Berg avait rédigé alors pour l'émiliE un article très juste et très complet à son sujet que nous reproduisons ici:
«C'est dans mon travail - et seulement dans mon travail - que je suis le plus éloquente, intrépide, et fidèle à moi-même. Je fais des films comme je fais la cuisine - je n'utilise jamais de recette.» (1) Ces mots définissent bien Susan Mogul, vidéaste à la personnalité extravertie qui se met en scène dans des œuvres n'entrant dans aucune catégorie préétablie. Susan Mogul fait du Susan Mogul; son travail a toujours pour point de départ sa propre perspective autobiographique, elle y figure en général de manière prépondérante et fait montre d'un humour inimitable. Avec le temps, elle a développé une forme filmique très personnelle, entre journal intime filmé et documentaire. Elle ne prétend pas à une vérité documentaire, mais s'appuie sur son quotidien et ses rencontres pour réaliser ce qu'elle nomme docu-poèmes ou auto- ethnographies, des récits dramatiques et poétiques issus de la vie quotidienne.
Ses premiers travaux datent du début des années 70, alors qu'elle suit les cours du Feminist Art Program de Cal Arts, une école d'avant-garde qu'elle décrit comme étant la plus progressiste des Etats-Unis de l'époque. Cet apprentissage continue à informer son travail artistique actuel. Tout ce que prône cet enseignement féministe, tant au niveau de la forme artistique à adopter que des thématiques ou de la technologie à utiliser, trouve un écho chez elle : un intérêt pour l'autobiographie, la vie quotidienne, et la sexualité, une remise en question des stéréotypes féminins, un esprit provocateur et une liberté d'expression totale, la vidéo et l'art performance comme outils de travail. Avec ces nouveaux moyens d'expression artistique faciles à utiliser et dépourvus d'un historique d'exclusion féminine, les femmes, jusqu'ici muses ou modèles, peuvent devenir les auteures de leur propre représentation. La performance permet de re-conceptualiser la manière de présenter son corps. La vidéo favorise l'intimité, ce qui contribue à son caractère transgressif.
«Rendre visible ce qui est invisible»
Les premiers travaux de Susan Mogul, qui font aujourd'hui partie des collections permanentes de l'American Film Institute ou du Getty Research Institute et ont été présentés au centre Pompidou ou au MOMA de New York, s'inscrivent dans la mouvance artistique féministe des années 70 dont le but est de «rendre visible ce qui est invisible» (2), d'exposer ce qui est banal ou caché. Dans cet esprit, elle réalise une vidéo coup de poing d'une minute sur le thème de la menstruation qui choque même sa professeure, Judy Chicago. Aujourd'hui encore elle avoue ne pas complètement assumer ce travail, qui sera montré pour la deuxième fois en 35 ans au festival de Nyon. «Je suis entrée dans cet environnement dans lequel le tabou était devenu la norme», dit-elle. «J'étais intrépide dans cet environnement sans restrictions - outrancière et nue, mais toujours drôle, j'ai toujours été une personne drôle et satirique.»
Dans Dressing Up (1973), elle se moque d'un comportement appris de sa mère et qu'elle rattache à ses origines juives américaines : l'obsession des achats soldés. Toujours dans la subversion des codes sociaux, Mogul opère un strip-tease à l'envers pour la caméra, arrivant nue et faisant l'éloge des articles soldés posés sur une chaise, qu'elle enfile un à un après s'être livrée à un commentaire détaillé sur chaque acquisition. En même temps, elle s'empiffre sans discontinuer de grains de mais grillés, comme pour souligner le caractère compulsif de la consommation, soldée ou non. Dans Take Off (1974), un classique de la vidéo féministe, Susan Mogul parodie et rend hommage à Undertone, une œuvre de Vito Acconci, artiste reconnu de l'époque, qui porte sur l'onanisme et les fantasmes masculins. La vidéaste braque le projecteur sur la sexualité féminine en se masturbant à l'écran, s'interrompant régulièrement pour discourir sur les mérites et le fonctionnement du vibromasseur utilisé.
«Mon travail se fait en réponse à mon environnement»
Après avoir touché à la photographie, à l'art vidéo, à l'installation, aux performances, au théâtre, et aux spectacles humoristiques dans les années 80, c'est dans l'hybridation du documentaire avec le journal intime filmé que l'artiste va trouver sa forme d'expression privilégiée. Elle évoque un tournant dans son travail à partir des années 90, suite à une résidence d'artiste dans un centre pour enfants victimes d'abus. C'est en apprenant à ces enfants à s'exprimer à travers la photographie qu'elle trouve l'inspiration pour Everyday Echo Street : A Summer Diary (1993), son premier film tout public. «Ce sont les gens autour de moi qui inspirent mon travail, dit-elle. Mon travail se fait en réponse à mon environnement; cet échange entre ce qui est public et ce qui est privé m'a permis de faire l'expérience de différentes parties de moi-même». La vidéo lui permet de se comprendre, de comprendre son univers et les gens autour d'elle. Son travail se fait sur le vif, dans l'échange avec autrui et l'exploration de sa propre intimité.
Une mise à nu
Si l'artiste part et revient toujours à ses expériences personnelles, elle ne se limite pas à sa propre personne. Le soi est ainsi prétexte pour aller vers l'autre, et l'autre est prétexte à mieux se comprendre. Susan Mogul s'expose davantage elle-même dans ses œuvres que ses interlocuteurs, toujours avec un sens prononcé de l'autodérision. Son humour très particulier caractérise ses films. De même, la nudité traverse toute son œuvre autobiographique. L'artiste se montre volontiers nue dans ses vidéos ; ce besoin de se mettre à nu à l'écran, littéralement et figurativement, se transforme au fil des ans. L'exhibition provocante des années 70 devient une exploration émotionnelle. La vidéaste n'hésite pas à présenter à l'objectif son visage chiffonné au réveil, à dévoiler ses larmes lors de moments de doute ou de désarroi amoureux. Cette mise à nu et les moments de gravité qui l'accompagnent contrebalancent les côtés plus narcissiques du travail de Mogul; sa franchise désarmante et son sens de l'autodérision en font le charme.
Le questionnement sur l'identité et le sentiment d'appartenance sont au centre des films de Susan Mogul : cette observatrice se sent toujours en marge, à regarder l'extérieur de dedans, ou l'intérieur de dehors. Dans Everyday Echo Street (1993), dans lequel elle cherche à définir sa place au sein du quartier latino de Los Angeles où elle vit depuis 12 ans, elle traduit ce sentiment en se mettant en scène à la fenêtre. Elle observe, filme et interpelle ses voisins depuis ce seuil symbolique, puis sort les filmer à travers leur propre fenêtre. Elle signifie ainsi de manière concrète le cadre qui définit et limite tout être humain, qui oriente le regard de chacun, l'univers qui nous contient et son point d'ouverture.
Dans son film suivant, Sfare at You and Dream (1997), elle approfondit sa relation avec les protagonistes principaux de Everyday Echo Street. Tous trois représentent pour elle des alter ego : célibataires, porteurs d'un vécu traumatique dans la vingtaine qui marque leurs relations actuelles, avec une relation conflictuelle à la figure paternelle. Leurs récits et leurs témoignages suscitent petit à petit chez elle une réflexion personnelle sur son propre vécu dont elle assemble les morceaux en éditant ceux du film. Ce processus de réflexion se poursuit avec Driving Men (2008), son travail le plus personnel et le plus abouti, dans lequel elle explore sa propre relation au père, aux hommes et au passé. Ainsi, souligne-t-elle, «j'ai dû faire un film sur le sentiment de perte d'autrui avant de pouvoir en faire un sur mon propre sentiment de perte.»
Les femmes de Sing, O Barren Woman (2000) représentent aussi différentes facettes de la vidéaste. Ce pamphlet féministe en deux volets s'intéresse à une catégorie sociale ignorée, celle des femmes qui ne désirent pas d'enfants. Mogul dénonce l'attitude négative et le malaise de la société face à ce choix de vie. Son film offre une plateforme d'expression sur cette question, suivie d'une partie musicale dans laquelle les femmes sans enfants célèbrent leur choix. Comme dans ses premiers travaux, l'artiste remet ici en question les codes sociaux puis les renverse.
En s'inspirant de son vécu de femme, en l'explorant inlassablement avec sa caméra, elle crée des documents féministes sur des femmes dont notre société parle peu: la quinquagénaire célibataire ou celle qui désire vivre sans mettre au monde des enfants. Forte de 35 ans de réflexions autobiographiques, Susan Mogul continue à faire un art féministe, vidéo au poing.
(1) Déclaration d'artiste de Susan Mogul (www.susanmogul .com)
(2) Les citations sont tirées d'une interview téléphonique du 14 mars 2009
Ne ratez pas la discussion avec Susan Mogul le 6 novembre 2014 de 12h15 à 14h à la HEAD-Dufour. Inscription obligatoire.